Il suffit de voir la tête de mes interlocuteurs lorsque je dis que je bois de l’absinthe pour voir que les préjugés et les mythes liés à l’absinthe sont encore vifs aujourd’hui. Du coup, je vais contribuer à démonter ce mythe de l’odieuse absinthe qui rend fou, pas vraiment pour augmenter les ventes des producteurs français en touchant une commission au passage (j’apprécierai mais je n’ai malheureusement aucun contacts avec eux…), mais surtout pour avoir l’espoir que cessent ces têtes ahuries et ces jugements terribles à l’encontre des buveurs de ce sulfureux spiritueux.
Commençons au commencement, ou plutôt à la fin: l’interdiction de l’absinthe en tant que boisson alcoolisée disponible à la vente dans les cafés et commerces, en 1915.
Accusée de rendre fou, violent et léthargique, l’absinthe est attaquée sur deux fronts: d’un côté par les ligues de vertu, catholiques, et de l’autre par les producteurs… de vin.
Pour les ligues de vertu, l’alcool représente la mère de tous les vices, et depuis la seconde moitié du XIXe siècle, les associations catholiques (mais aussi protestantes) luttent dans tous les pays occidentaux pour l’interdiction de l’alcool. Si l’Europe a été relativement épargnée par leurs attaques, c’est parce que les intérêts économiques et politiques sont énormes, et les terroirs sont souvent dépendants de la production de spiritueux devenus les fleurons de leurs régions: la Suze, la Byrrh, les cognacs, le champagne, le vin, diverses liqueurs… La France lève le coude, et n’est pas vraiment disposée à arrêter.
Pour les producteurs de vins, l’absinthe est un ennemi mortel. Alcool récréatif (j’y reviendrais), il est extrêmement populaire dans les cafés et troquets, en plus d’être bon marché. A l’inverse, les viticulteurs connaissent depuis les années 1860 une crise majeure, liée à une épidémie de phylloxera, qui tue les vignes. Les productions, en plus d’être mauvaises, sont de mauvaise qualité et les coûts de production ne permettent pas un prix bon marché qui relancerait les ventes. C’est l’absinthe qui bénéficie le plus de la crise viticole: son procédé de fabrication est relativement simple et économique, et de grandes productions sont possibles en relativement peu de temps.
Les intérêts des ligues de vertu catholiques et des viticulteurs convergent donc, et la guerre peut commencer. Il faut cependant des armes, et celles-ci manquent cruellement, d’autant plus que l’absinthe est extrêmement populaire en France (on ira jusqu’à prétendre que la France à elle seule en consomme plus que le reste du monde réuni), et largement célébrée par le monde littéraire et artistique.
La patience est une vertu, et les ligues n’en manquent pas. A l’époque comme aujourd’hui, on monte en épingle des incidents qui deviennent des scandales nationaux grâce au prisme déformant des journaux (qui n’étaient pas plus libres qu’aujourd’hui, détenus par des politiques et industriels…). Ainsi, quand un homme violent bat sa femme à mort, on prétend que c’est l’absinthe qui l’a rendu fou, comme « possédé », et l’a poussé à de telles extrémités. Quand un groupe tombe gravement malade en raison d’une intoxication liée à un alcool distillé illégalement (et improprement), on accuse l’absinthe de rendre malade. Et peu à peu, ces scandales pénaux et sanitaires fonctionnent, en mobilisant une certaine partie de la population et par opportunisme électoral, un certain nombre de députés.
En 1915, en plein conflit mondial, les ligues de vertu et les viticulteurs en profitent pour avancer leurs pions, pendant que la majorité des hommes en âge de combattre (et de défendre l’absinthe) est au front. On la présente comme un fléau, et un réflexe patriotique ira jusqu’à prétendre qu’il faut défendre l’économie française et ses viticulteurs du terroir, plutôt que cette absinthe dont l’origine est douteuse. Elle sera finalement interdite, sans grande protestation, parce que mine de rien, l’attention est focalisée sur quelque chose de beaucoup plus grave: la Grande Guerre.
La conjonction des intérêts des ligues de vertu catholiques (alors en pleine crise, suite à la loi de 1905 sur la séparation des églises et de l’Etat), des viticulteurs (eux aussi en pleine crise parce que leur marché est trop compétitif et occupé par l’absinthe), et des politiques (qui ont besoin de renforcer leurs arrières en assurant à leurs circonscriptions des revenus économiques substantiels alors qu’on est dans une économie de guerre) a tout d’un complot contre l’absinthe, accusée par ces gens d’être à l’origine de tous les maux de la société, alors que 95% des français de plus de 14 ans en consomment régulièrement sans que cela ne donne lieu à plus de problèmes.
Pour bien comprendre ce que pouvait être l’absinthe dans la société à l’époque, il suffit de s’imaginer que des ligues de vertu et des producteurs de chicorée décident aujourd’hui de déclarer la guerre et d’interdire le café. Après tout, le café n’est-il pas un excitant? Une frange non négligeable de la population française ne s’estime-t-elle pas dépendante à son « petit noir »? Les terroristes ne boivent-ils pas du café? Cela peut sembler risible lu comme cela sur Sombre Plume, mais démultiplié par des médias nationaux, et répété à chaque fois qu’un drame survient en France (« un buveur de café encore mis en cause dans une affaire de violences », « le meurtrier du petit Untel se révèle être un buveur de café » etc…), cela mobilise (et manipule) une opinion publique…
N’est-ce d’ailleurs pas ce qui se passe aujourd’hui même en France, avec l’état d’urgence? Sous prétexte d’une bande d’enragés hurlant « Allah Akhbar » en commettant leurs attaques meurtrières, des militants écologistes, des syndicalistes, des journalistes, parfaitement inoffensifs en terme de violence physique, sont assignés à résidence et surveillés… Des centaines de personnes, rassemblées pacifiquement et réclamant un monde meilleur sont chargées, matraquées et arrêtées (et fichées), sous prétexte que quelques individus (cagoulés… et qui pourraient donc être n’importe qui, y compris des policiers, comme l’exemple israélien l’a démontré il y a quelques semaines) ont jeté des bouteilles vides sur les CRS…
Méfiez-vous des discours unanimes dans les médias, méfiez-vous des politiques opportunistes.
La vérité est dans l’Histoire et dans les livres.
In Absinthium Veritas…